Les géants de l’IA accusés du « plus grand vol de propriété intellectuelle » de l’histoire de la musique

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Géants du numérique sous pression sur droits d'auteur IA musique
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Le vol systématique de millions de morceaux de musique pour entraîner des intelligences artificielles (IA) génère une crise sans précédent. Les plus grandes entreprises technologiques, de Meta à OpenAI, sont accusées d’avoir aspiré des décennies de création musicale sans autorisation ni rémunération. Pendant ce temps, les artistes et éditeurs, soutenus par des décisions judiciaires récentes, tentent de reprendre le contrôle d’un écosystème où l’IA menace 20 % de leurs revenus d’ici 2029.


À retenir

  • 90 % de la musique mondiale éditée serait concernée par le vol de propriété intellectuelle via l’IA, selon l’ICMP (basée à Bruxelles).
  • Des dizaines de millions d’œuvres seraient violées quotidiennement pour entraîner des modèles comme ceux de Suno, Udio ou Anthropic.
  • Les maisons de disques (Universal, Warner, Sony) ont obtenu des preuves de « stream-ripping » (téléchargement illégal depuis YouTube) dans une plainte déposée le 19 septembre 2025.
  • Un accord à 1,5 milliard de dollars entre Anthropic et des éditeurs de livres (septembre 2025) crée un précédent pour la musique.
  • L’EU AI Act impose désormais aux entreprises de prouver la licéité de leurs données d’entraînement, sous peine de sanctions.
  • Des outils comme Fairly Trained certifient les IA entraînées légalement, tandis que Deezer détecte déjà 28 % de contenu généré par IA dans ses téléchargements quotidiens.

Depuis deux ans, l’International Confederation of Music Publishers (ICMP) documente ce qu’elle qualifie de « plus grand vol de propriété intellectuelle de l’histoire« . Les révélations du 9 septembre 2025 confirment l’ampleur industrielle du phénomène : des modèles d’IA comme ceux de Suno, Udio ou Anthropic auraient été nourris avec des catalogues entiers de musique protégée, souvent via des méthodes illégales comme le scraping (aspiration automatisée de données) ou le stream-ripping (téléchargement forcé depuis des plateformes comme YouTube). Pour les artistes et éditeurs, l’enjeu dépasse la simple compensation financière : il s’agit de préserver l’incitation même à créer, dans un marché où l’IA pourrait réduire leurs revenus de 20 % d’ici 2029, selon une étude de la CISAC publiée en décembre 2024. Pendant ce temps, les géants de la tech, qui interdisent pourtant le scraping de leurs propres plateformes, réclament des exceptions pour accéder aux données des autres.

Le pillage systématique : méthodes, acteurs et chiffres

L’enquête de l’ICMP révèle une mécanique à grande échelle. Entre 2023 et 2025, des entreprises comme OpenAI (avec Jukebox), Google (MusicLM), ou Microsoft (CoPilot) ont admis avoir utilisé de la musique protégée pour entraîner leurs modèles. Mais c’est la méthode qui choque : le stream-ripping, qui contourne les protections anti-téléchargement de YouTube (comme son rolling cipher, un cryptage dynamique), ou le scraping massif de bases de données, souvent via des serveurs situés dans des juridictions peu regardantes.

Des « aspirateurs » à musique aux dimensions industrielles

John Phelan, directeur général de l’ICMP, résume : Ces entreprises ont aspiré la totalité du catalogue musical mondial. Ce n’est pas de l’hyperbole. Les chiffres avancés sont vertigineux :

  • Des dizaines de millions d’œuvres seraient violées chaque jour, selon l’ICMP.
  • Deezer signale que 28 % de son contenu téléchargé quotidiennement est généré par IA, souvent à partir de morceaux piratés.
  • Les dommages légaux peuvent atteindre 150 000 € par œuvre enfreinte, et 2 100 € par acte de contournement des protections technologiques (comme le stream-ripping).

Pire : les entreprises incriminées interdisent le scraping de leurs propres plateformes (comme Facebook, YouTube ou X), tout en le pratiquant elles-mêmes sur le contenu des autres. Un deux poids, deux mesures qui exaspère les ayants droit.

Les géants de la tech dans le collimateur

La liste des mis en cause s’allonge. En juin 2024, la Recording Industry Association of America (RIAA) a attaqué Suno et Udio pour violation de droits d’auteur. Le 19 septembre 2025, une plainte modifiée contre Suno a révélé des preuves de stream-ripping depuis YouTube, une méthode que la plateforme tente pourtant de bloquer. Autres cibles :

  • Anthropic, poursuivi depuis octobre 2024 par des éditeurs comme Concord pour avoir scrapé des œuvres sans licence. Un accord à 1,5 milliard de dollars avec des éditeurs de livres (septembre 2025) a renforcé leur position.
  • MiniMax, une entreprise chinoise, visée en septembre 2025 par Disney, Warner Bros. et NBCUniversal pour avoir délibérément et éhontément violé des droits sur des images et vidéos.
  • OpenAI et Google, qui ont reconnu avoir utilisé de la musique protégée, mais invoquent le fair use (utilisation équitable).

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Le front juridique : quand le « fair use » rencontre le piratage

Les tribunaux deviennent l’arène centrale de ce conflit. Si les entreprises d’IA brandissent la doctrine du fair use – qui autorise une utilisation limitée de contenu protégé pour des usages « transformatifs » –, les ayants droit répondent par des preuves de piratage pur et simple. Et les décisions récentes leur donnent raison.

Le précédent Anthropic : 1,5 milliard de dollars et des leçons

En septembre 2025, Anthropic a accepté de verser 1,5 milliard de dollars à des éditeurs de livres pour régler un litige similaire. Ce règlement envoie un signal clair, explique un avocat spécialisé. Si vous utilisez des données piratées, vous perdez le bénéfice du fair use. Contrairement aux livres achetés (dont la numérisation peut être considérée comme transformative), le scraping de musique protégée ou le stream-ripping sont des vols purs, selon les juges.

Autre enseignement : en mars 2025, un tribunal californien a refusé de bloquer Anthropic avant procès, mais a laissé ouverte la question de l’infraction. La charge de la preuve pèse désormais sur les entreprises d’IA : elles doivent démontrer que leurs données d’entraînement sont légales.

Les procès en cours et leurs enjeux

Plusieurs affaires pourraient faire jurisprudence :

  1. Suno et Udio vs. RIAA (Tribunal du Massachusetts) : accusés d’avoir téléchargé illégalement des morceaux depuis YouTube pour entraîner leurs modèles. La plainte du 19 septembre 2025 cite des preuves techniques de contournement du rolling cipher.
  2. Anthropic vs. Concord et ABKCO (Cour fédérale de Californie) : en juillet 2025, le tribunal devait trancher si l’entraînement sur des paroles piratées constitue une violation délibérée.
  3. MiniMax vs. Disney et Warner (Tribunal central de Californie) : premier procès test sur la violation de droits visuels et musicaux par une IA chinoise.

Pour les maisons de disques, l’objectif est double : obtenir des dommages-intérêts (jusqu’à 150 000 € par œuvre) et imposer un cadre de licences. L’avenir doit être celui du ‘licence or cease’ [licence ou arrêt], martèle John Phelan (ICMP). Les entreprises qui refusent de payer doivent cesser leurs activités.

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Vers une régulation ? Entre EU AI Act et initiatives privées

Face à l’inaction relative des États-Unis – où seul le Take It Down Act (septembre 2025) cible les deepfakes –, l’Europe prend les devants. L’EU AI Act, entré en vigueur en 2025, impose désormais aux entreprises de :

  • Prouver la licéité de leurs données d’entraînement.
  • Respecter le droit d’auteur existant.
  • Fournir une transparence totale sur les œuvres utilisées.

Les sanctions peuvent aller jusqu’à 6 % du chiffre d’affaires mondial en cas de manquement. C’est un changement de paradigme, explique une juriste spécialisée. Les entreprises ne pourront plus se cacher derrière l’opacité.

Les solutions émergentes : licences et certifications

Plusieurs initiatives tentent de concilier IA et rémunération des artistes :

  • Fairly Trained : cette organisation à but non lucratif certifie les IA entraînées uniquement sur des données sous licence. Les utilisateurs sauront ainsi si une plateforme respecte les droits des créateurs, explique Elizabeth Moody, avocate chez Granderson Des Rochers.
  • Négociations en cours : Universal, Warner et Sony discutent avec Suno, Udio et d’autres pour établir des cadres de licences similaires à ceux des livres (1,5 Md$ pour Anthropic).
  • Outils de détection : Deezer a développé un système pour identifier la musique générée par IA, tandis que des sociétés comme Eleven Labs (voix synthétiques) collaborent avec Merlin et Kobalt pour tracer les usages.

Le risque d’un marché à deux vitesses

Malgré ces avancées, un déséquilibre persiste. Les géants de la tech refusent souvent de payer pour les données d’entraînement, tout en verrouillant leurs propres contenus. Ils veulent un accès gratuit à notre travail, mais protègent jalousement le leur, dénonce un porte-parole de Concord. À terme, cela tue la création.

Pour les artistes, l’urgence est double :

  1. Obtenir une rémunération pour l’utilisation passée et future de leurs œuvres.
  2. Éviter que l’IA ne devienne un substitut à la création humaine, en sapant les incitations financières.

Sans régulation forte, le scénario d’une industrie musicale dominée par l’IA – où les revenus des artistes chutent de 20 % – pourrait se concrétiser d’ici 2029. Les prochains mois, entre procès et négociations, seront décisifs.

Contrepoint : l’IA peut-elle vraiment se passer des données existantes ?

Les défenseurs des entreprises d’IA, comme Suno ou Anthropic, arguent que l’entraînement sur des œuvres existantes est indispensable pour créer des modèles performants. Sans cela, soutient un ingénieur en machine learning, les IA génératives produiraient une musique de qualité médiocre, sans cohérence stylistique.

Deux arguments reviennent :

  • La transformation créative : selon eux, l’IA ne copie pas, mais s’inspire – comme un humain le ferait. La doctrine du fair use devrait donc s’appliquer.
  • L’impossibilité pratique : obtenir des licences pour des millions d’œuvres serait trop complexe et coûteux, freinant l’innovation.

Mais cette position se heurte à deux réalités :

  1. Les preuves de piratage massif (comme le stream-ripping) invalident l’argument du fair use.
  2. Des alternatives existent : des bases de données sous licence (comme celles utilisées par Fairly Trained) ou des partenariats avec les maisons de disques.

Pour Elizabeth Moody (Granderson Des Rochers), la question n’est pas de savoir si l’IA peut se passer des données existantes, mais si elle peut se passer du vol. Les accords récents, comme celui d’Anthropic avec les éditeurs de livres, montrent qu’un modèle légal et rémunérateur est possible. Reste à savoir si la musique obtiendra les mêmes garanties.


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