L’Albanie vient de franchir une étape inédite en nommant Diella, un ministre virtuel alimenté par intelligence artificielle, chargé de superviser les marchés publics. Cette décision, annoncée le 11 septembre 2025 par le Premier ministre Edi Rama, s’inscrit dans une stratégie ambitieuse pour éradiquer la corruption et accélérer l’adhésion du pays à l’Union européenne. Avec un rôle clé dans l’évaluation des appels d’offres et une promesse de transparence absolue, cette initiative soulève autant d’espoirs que de questions sur l’avenir de la gouvernance algorithmique.
À retenir
- Première mondiale : L’Albanie devient le premier pays à intégrer un ministre 100 % virtuel, Diella, pour gérer les marchés publics.
- Objectif principal : Éliminer la corruption dans les appels d’offres via une traçabilité totale des fonds publics.
- Contexte politique : Initiative portée par Edi Rama (Parti socialiste), réélu en mai 2025, dans le cadre de la candidature albanaise à l’UE d’ici 2030.
- Bilan pré-nomination : Diella avait déjà traité 36 600 documents numériques et fourni près de 1 000 services via la plateforme e-Albania depuis janvier 2025.
- Défis juridiques : Statut officiel flou et nécessité d’une supervision humaine pour éviter les erreurs ou dérives.
- Enjeu européen : L’Albanie (80e/180 à l’Indice de perception de la corruption en 2024) mise sur l’IA pour répondre aux critères de l’UE.
Diella, ministre virtuelle : une réponse algorithmique à la corruption endémique
La nomination de Diella s’inscrit dans un contexte où les marchés publics albanais sont historiquement minés par des scandales de corruption. En 2024, le pays occupait le 80e rang sur 180 à l’Indice de perception de la corruption de Transparency International, avec un score de 42/100 (une légère amélioration, mais insuffisante pour les standards européens). Les appels d’offres, souvent opaques, ont servi de terrain fertile aux pots-de-vin, au favoritisme et même au blanchiment d’argent lié aux trafics internationaux. Face à ce constat, le gouvernement d’Edi Rama a choisi une solution radicale : confier ces processus à une intelligence artificielle, censée garantir une neutralité absolue.
Un avatar aux pouvoirs étendus : décisions, recrutement et traçabilité
Diella, dont le nom signifie « soleil » en albanais, n’est pas une inconnue pour les citoyens. Depuis son lancement en janvier 2025 sur la plateforme e-Albania, elle fonctionnait comme une assistante virtuelle, aidant les usagers à accéder à 95 % des services civiques en ligne. Sous sa nouvelle casquette ministérielle, ses prérogatives s’élargissent considérablement :
- Évaluation des appels d’offres : L’IA analysera chaque proposition selon des critères prédéfinis, sans intervention humaine directe.
- Recrutement international : Elle pourra identifier et engager des talents étrangers pour des projets spécifiques.
- Traçabilité des fonds : Chaque euro dépensé sera enregistré et consultable en temps réel, avec une promesse de « 100 % de transparence ».
- Lutte contre les délais bureaucratiques : Les procédures, souvent longues en Albanie, devraient être accélérées.
Concrètement, Diella se présente sous la forme d’un avatar féminin vêtu d’un costume traditionnel albanais, une représentation choisie pour incarner à la fois modernité et identité nationale. Avant sa nomination, elle avait déjà émis 36 600 documents numériques et traité près de 1 000 services via e-Albania, prouvant son efficacité opérationnelle. Le transfert de ses nouvelles responsabilités se fera de manière « progressive », selon les autorités, pour éviter les ruptures brutales dans l’administration.

Un algorithme contre les « préjugés et la rigidité administrative »
Pour Edi Rama, cette nomination n’a rien d’un gadget technologique. Lors de l’annonce, le 11 septembre 2025 à Tirana, il a insisté sur la nécessité de briser les « préjugés, les peurs et la rigidité de l’administration ». L’IA doit permettre d’éliminer trois fléaux majeurs :
- Les pressions politiques : Plus de menaces ou de favoritisme envers des entreprises proches du pouvoir.
- Les erreurs humaines : L’algorithme suit des règles strictes, sans interprétation subjective.
- Les retards injustifiés : Les délais de traitement devraient être réduits grâce à l’automatisation.
Le Premier ministre a également souligné que « chaque denier public » serait désormais « lisible et transparent », une promesse forte dans un pays où la défiance envers les institutions reste élevée. Pourtant, des experts rappellent que l’IA n’est pas infaillible : elle dépend de la qualité des données qu’on lui fournit et peut reproduire des biais si les critères ne sont pas parfaitement définis.
L’Albanie et l’UE : une course contre la montre pour la transparence
Derrière cette innovation se cache un enjeu géopolitique majeur : l’adhésion à l’Union européenne. Edi Rama a fixé l’objectif de 2030 pour intégrer le bloc, mais la corruption systémique reste un obstacle de taille. Bruxelles exige des réformes profondes dans la gestion des fonds publics, un domaine où l’Albanie a accumulé les retards. En 2024, le pays était encore pointé du doigt pour son rôle de « plaque tournante du blanchiment » lié aux trafics de drogues et d’armes. Dans ce contexte, Diella apparaît comme un outil stratégique pour rassurer les partenaires européens.
Un test grandeur nature pour les standards européens
La Commission européenne observe avec attention cette expérience. Si Diella parvient à garantir des appels d’offres « 100 % exempts de corruption », comme promis, cela pourrait servir de modèle pour d’autres pays candidats. Cependant, plusieurs défis persistent :
- La supervision humaine : Qui sera responsable en cas d’erreur de l’IA ? Le cadre juridique reste flou.
- L’adaptabilité : Les algorithmes peinent à gérer des situations complexes ou imprévues, nécessitant une intervention humaine.
- La confiance des citoyens : Une partie de la population pourrait percevoir cette nomination comme une déshumanisation du pouvoir.
Pour Transparency International, l’initiative est « une étape encourageante », mais insuffisante à elle seule. L’IA peut réduire les opportunités de corruption, mais elle ne résout pas les problèmes structurels comme l’indépendance de la justice ou la liberté de la presse, rappelle un porte-parole de l’ONG. De son côté, le gouvernement albanais mise sur l’effet « démultiplicateur » de Diella : en automatisant les processus les plus à risque, les fonctionnaires pourraient se concentrer sur des tâches à plus haute valeur ajoutée.
Un laboratoire pour l’IA dans la gouvernance mondiale
L’Albanie n’est pas le seul pays à explorer l’usage de l’IA dans l’administration. Singapour, les Émirats arabes unis ou encore l’Estonie ont déjà intégré des outils similaires, mais jamais à un niveau ministériel. Ce qui distingue Diella, c’est son pouvoir décisionnel direct sur des budgets publics, une première mondiale. Les médias albanais parlent d’une « transformation majeure » dans l’exercice du pouvoir, où la technologie devient « un participant actif » et non plus un simple outil.
Cependant, des voix s’élèvent pour rappeler les risques. Un juriste de l’université de Tirana met en garde contre un possible « cauchemar sécuritaire » : Si l’IA commet une erreur dans l’attribution d’un marché de 50 millions d’euros, qui sera responsable ? Le code informatique ? Le gouvernement ? La question du statut juridique de Diella n’a pas encore reçu de réponse claire, laissant planer un vide légal.
Entre promesses et limites : l’IA peut-elle vraiment remplacer les humains ?
Si l’ambition est louable, les experts soulignent que l’intelligence artificielle ne peut se substituer entièrement aux décisions politiques. Son rôle se limite à appliquer des règles prédéfinies, sans capacité à négocier, contextualiser ou innover face à des situations inédites. Par ailleurs, une IA reste vulnérable aux biais algorithmiques si les données d’entraînement sont partiales (un risque réel dans un pays où la corruption a longtemps faussé les processus).

Les trois scénarios possibles pour Diella
| Scénario optimiste | Scénario réaliste | Scénario critique |
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Le rôle clé de la supervision humaine
Tous les observateurs s’accordent sur un point : Diella ne peut fonctionner sans un cadre de contrôle strict. Plusieurs pistes sont évoquées :
- Un comité d’éthique : Composé de juristes, d’informaticiens et de représentants de la société civile pour auditer les décisions de l’IA.
- Des mécanismes de recours : Permettre aux entreprises lésées de contester une décision algorithmique devant un tribunal.
- Une transparence totale du code : Rendre public l’algorithme utilisé pour éviter les boîtes noires.
Pour l’heure, le gouvernement albanais n’a pas détaillé ces dispositifs. Edi Rama a simplement évoqué une « intégration progressive », laissant entendre que les ajustements se feront au fil de l’eau. Une approche risquée, selon certains, dans un domaine aussi sensible que la gestion des deniers publics.
Verdict : une expérience audacieuse, mais sous haute surveillance
La nomination de Diella marque un tournant dans l’histoire de la gouvernance, prouvant que l’IA peut désormais occuper des postes à responsabilité politique. Pour l’Albanie, c’est une opportunité unique de moderniser son administration et de répondre aux exigences européennes. Cependant, le succès de l’opération dépendra de trois facteurs :
- La robustesse technique : L’algorithme doit être à l’abri des failles et des manipulations.
- L’acceptation citoyenne : Les Albanais devront percevoir Diella comme une alliée, et non une menace.
- Le cadre légal : Sans statut clair et sans supervision, le projet pourrait virer au fiasco.
Si ces conditions sont remplies, l’Albanie pourrait bien devenir un laboratoire mondial pour l’IA dans le secteur public. Dans le cas contraire, cette expérience servira de leçon sur les limites de la délégation du pouvoir aux machines. Une chose est sûre : les yeux de l’Europe (et du monde) sont désormais braqués sur Tirana.
















