Washington menace d’interdire les GPU aux européens

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Le gain AI act vise à bloquer les GPU, l’Europe redoute la dépendance
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En janvier 2025, les États-Unis ont annoncé un durcissement des règles d’exportation des puces d’intelligence artificielle, puis ont introduit le projet de loi « Gain AI Act », qui menace d’interrompre l’accès européen aux GPU les plus performants. Cette décision, présentée comme une mesure de sécurité nationale, risque de bouleverser les stratégies d’innovation et la souveraineté technologique de l’Europe. L’article analyse les mécanismes, les impacts et les réactions autour de ces restrictions.


À retenir

  • Le « Gain AI Act » fixerait un seuil de 4 800 TPP pour toute exportation de puces d’IA américaines.
  • Les 18 alliés, dont la France, bénéficient aujourd’hui d’une exemption, mais pourraient être rétrogradés.
  • Les entreprises européennes risquent de perdre l’accès direct à des GPU comme le Nvidia A100 et devront recourir aux hyperscalers américains.
  • L’UE invoque le risque d’une souveraineté technologique compromise et prévoit des consultations stratégiques.
  • Le débat s’inscrit dans une dynamique politique qui pourrait voir les futures administrations américaines modifier ou renforcer les mesures.

L’étau américain sur l’IA européenne : genèse et portée des restrictions

Le gouvernement de Joe Biden a dévoilé en janvier 2025 un nouveau dispositif de contrôle des exportations de puces d’IA avancées, suivi d’une proposition de loi au Sénat, le Gain AI Act. Ces mesures visent à limiter la diffusion de technologies jugées sensibles, en fonction d’une classification tripartite des pays.

Contexte des restrictions existantes : l’AI Diffusion Rule et les contrôles Biden

L’AI Diffusion Rule, adoptée sous la présidence Biden, impose des quotas d’exportation de GPU selon trois niveaux. Le premier regroupe 18 alliés (Royaume-Uni, Norvège et dix États-Membres de l’UE dont la France, l’Allemagne, l’Italie, etc.) qui ne subissent aucune limitation. Le deuxième niveau, incluant la plupart des pays de l’UE, autorise un maximum de 1 700 GPU avancés par commande et 50 000 GPU sur deux ans (2025-2027). Le troisième niveau interdit toute exportation vers des États comme la Chine ou la Russie.

Le “Gain AI Act” : une proposition aux implications mondiales

Le Gain AI Act, intégré au National Defense Authorization Act, prévoit d’étendre le barème du Total Processing Power (TPP) à tous les pays. Tout produit dépassant 4 800 TPP (ce qui englobe la quasi-totalité des GPU d’entraînement depuis le Nvidia A100 de 2020) serait soumis à autorisation. Le texte exige que les fabricants priorisent les commandes nationales avant toute vente à l’étranger, et interdit toute exportation tant que la demande américaine n’est pas satisfaite. Cette clause suscite un débat intense au sein du Congrès.

Mécanismes de contrôle : TPP et seuils d’exportation

Le TPP mesure la puissance de calcul totale d’un dispositif. En appliquant un seuil de 4 800 TPP, le législateur crée une barrière de facto pour les datacenters européens qui utilisent des clusters de GPU pour entraîner des modèles d’IA de grande taille. Les seuils plus bas pour les puces de moindre capacité visent à empêcher les acteurs de contourner la règle en agrégant plusieurs cartes « petites ».

Impact stratégique et dépendance technologique de l’Europe

Si le Gain AI Act venait à être voté, les entreprises européennes seraient privées d’accès direct aux GPU les plus puissants, ce qui modifierait profondément leurs modèles d’affaires et leurs projets de recherche.

Conséquences directes pour les acteurs européens de l’IA

Des sociétés telles qu’OVHcloud, Scaleway ou Eviden ne pourraient plus acheter de GPU haut de gamme ni les intégrer via des serveurs Dell ou HPE. Elles seraient contraintes d’utiliser les services d’entraînement proposés par les hyperscalers américains (AWS, Azure, Google Cloud, OCI ou CoreWeave), augmentant ainsi leur dépendance à des acteurs hors-Europe. Selon Thomas Regnier, porte-parole de la Commission européenne, « cela pourrait potentiellement impacter le déploiement des capacités de supercalcul actuelles et futures dans plusieurs États membres de l’UE ».

Le risque d’une souveraineté numérique et technologique compromise

L’Europe craint une perte d’autonomie dans le domaine de l’IA. Les projets d’« usines d’IA » européens, soutenus par le financement de l’UE, reposent sur la capacité à entraîner des modèles de grande envergure. Sans accès aux GPU Nvidia, ces initiatives pourraient être retardées ou redirigées vers des infrastructures américaines, ce qui affaiblirait la position de l’UE dans des secteurs comme l’aviation ou l’automobile, où l’IA devient un facteur clé de compétitivité.

La mainmise des hyperscalers américains sur l’innovation IA

Les hyperscalers américains détiennent déjà environ 75 % de la production de GPU haut de gamme, grâce à des accords d’approvisionnement anticipés avec Nvidia. Cette concentration renforce la vulnérabilité de l’Europe, qui dépend non seulement des puces mais aussi de la capacité de lithographie fournie par ASML aux Pays-Bas. Une éventuelle rétorsion américaine sur l’accès à ces machines serait catastrophique pour la chaîne d’approvisionnement européenne.

Réactions internationales et enjeux géopolitiques

Les autorités européennes, les industriels et les États-Unis ont exprimé des positions contrastées, révélant la complexité des rapports transatlantiques en matière de technologie de pointe.

La voix de l’Union européenne face aux restrictions américaines

En janvier 2025, les commissaires Henna Virkkunen et Maroš Šefčovič ont publié un communiqué alertant sur les conséquences économiques et sécuritaires des restrictions. Ils ont rappelé que l’UE constitue une « opportunité économique pour les États-Unis, pas un risque pour la sécurité », et ont appelé à un dialogue pour maintenir une chaîne d’approvisionnement sécurisée.

La position de l’industrie technologique : inquiétudes et avertissements

Nvidia a dénoncé le Gain AI Act, arguant que l’entreprise satisfait déjà la demande intérieure et que la loi « tente de résoudre un problème inexistant ». La Semi-conductor Industry Association a ajouté que ces mesures pourraient nuire à la compétitivité américaine et à son leadership mondial, en limitant la concurrence et en décourageant les investissements étrangers.

La logique américaine : sécurité nationale, leadership en IA et contrôle de la Chine

Le gouvernement américain justifie les restrictions par la volonté de garder le contrôle des technologies d’IA afin d’empêcher leur utilisation à des fins militaires par des adversaires. La priorité donnée à la demande nationale et le seuil de 4 800 TPP visent à empêcher la Chine d’acquérir des capacités de calcul capables de former des modèles avancés, conformément à la stratégie de Washington de « préserver l’avance technologique ».

Perspectives et incertitudes politiques

Le futur des relations transatlantiques en matière d’IA dépendra de l’évolution des administrations américaines et des réponses stratégiques de l’Europe.

Continuité politique des administrations Biden et Trump

Le Gain AI Act s’inscrit dans la continuité de l’AI Diffusion Rule de Biden, mais pourrait être renforcé ou modifié par la prochaine administration Trump, qui a déjà imposé des taxes sur les ventes de GPU à la Chine. Les règles de janvier 2025 devaient entrer en vigueur 120 jours plus tard, période coïncidant avec la transition présidentielle, laissant la porte ouverte à des ajustements.

Les leviers de contre-pression européens et les options stratégiques

L’Europe dispose d’un levier majeur : la dépendance des fabricants américains aux machines de lithographie d’ASML. Restreindre l’accès à cette technologie serait risqué pour les États-Unis, ce qui pourrait servir de monnaie d’échange dans les négociations. La Commission européenne prévoit des consultations avec les États membres et l’industrie afin d’évaluer des réponses possibles, allant de l’accélération du développement de puces locales à la recherche d’accords bilatéraux d’approvisionnement.

Quel avenir pour l’innovation IA et la souveraineté technologique en Europe ?

Le maintien d’une autonomie stratégique dépendra de la capacité de l’Europe à diversifier ses sources de calcul, à investir dans la recherche de puces alternatives et à renforcer les plateformes de cloud souverain. Si les restrictions se concrétisent, les acteurs européens devront repenser leurs modèles économiques, s’appuyer davantage sur des solutions open-source ou créer des consortiums pour mutualiser les ressources de calcul. L’enjeu est de garantir que l’Europe conserve une place de choix dans la chaîne de valeur de l’IA, tout en naviguant les pressions géopolitiques.


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